Le passage de Napoléon sur le canton de Corps

Publié le par vivre en pays de Corps

D'après le Moniteur du 23 mars 1815, l'Empereur, débarqué le 1er de ce mois au golfe Juan, avait traversé rapidement Cannes, Sérennon, Barème et Sisteron; arrivé le 5 à Gap, il en était reparti le 6, après midi, pour l'Isère. C'est à ce moment que commencent les événements, objet de notre récit. Ceux des cinq premiers jours, qui, du reste, n'ont rien offert de remarquable, sont hors de notre sujet. Observons, toutefois, que le 5 mars, l'Empereur avait envoyé de Gap un officier pour sonder les troupes rassemblées à Embrun. Le général commandant les Hautes-Alpes y avait tenu un conseil de guerre le même jour. Un officier y avait proposé de se porter au devant de l'Empereur, se chargeant, disait-il, de lui couper le chemin si on voulait seulement lui confier deux ou trois cents hommes. L'ordonnance, informée à son arrivée à Embrun de cette proposition, avait renoncé à sa mission; cet officier était revenu à Gap, en toute hâte, instruire l'Empereur de l'état des choses et du péril qu'il courait en séjournant dans cette ville. En effet, la garnison d'Embrun pouvait lui barrer la route de Grenoble en traversant des cols, en avant de Gap, qui conduisent, en une grande journée, au village de Saint-Bonnet et, un peu plus loin, aux Travers de Corps, le défilé dont on a parlé, la garde devait forcément passer.


Tel fut, peut-être, le motif qui engagea l'Empereur à redoubler d'efforts pour gagner notre département; il n'avait, cependant, avec lui que le petit corps amené de l'île d'Elbe; aucun détachement, aucune recrue ne l'avait joint en route, et une partie de sa faible escorte, succombant aux fatigues d'une marche si rapide, était restée au moins une journée en arrière.


Quoi qu'il en soit, dès le lundi 6 au matin, le général Cambronne fut envoyé en avant, avec un détachement de deux à trois cents hommes. L'Empereur ne partit qu'à deux heures après midi avec le reste de sa petite troupe. Il vint souper et coucher, à Corps, dans l'auberge ou plutôt le cabaret du sieur Dumas. Il s'y fit servir un repas dont le fond était une omelette et travailla une partie de la nuit(1).


Cependant le bruit de sa marche s'était pandu dans la partie de l'arrondissement de Grenoble, limitrophe de celui de Gap, et qui commence au bourg de Corps ; mais l'on ne connaissait pas avec exactitude les lieux et les moments des stations de l'Empereur; d'après les ordres venus de Grenoble, les voitures et diligences qui vont à Gap avaient rétrogradé. L'apparition mystérieuse d'un voyageur de marque à la Mure, dans la journée du 6, fit présumer, malgré l'incognito il se renfermait, que l'Empereur y paraîtrait bientôt lui-même. On sut que ce voyageur était le préfet de Gap, et qu'il fuyait son poste devant l'ennemi des Bourbons.


Les doutes des habitants de la Mure cessèrent dans la soirée de ce même jour. Vers sept heures, les mineurs du 3e du génie qui avaient quitté Grenoble de grand matin, et dont la marche avait été lente, puisqu'ils auraient arriver à la Mure vers deux heures, annoncèrent au maire qu'ils étaient chargés de faire sauter le pont de Ponthaut, pour couper le chemin à l'Empereur. Le maire fit observer qu'il était douteux que cette mesure arrêtât un corps d'infanterie, un gué s'offrant à peu de distance, mais qu'il était bien sûr au moins qu'elle ruinerait le commerce de toutes les contrées environnantes avec la Provence, et qu'en conséquence, il s'y opposerait de toutes ses forces avec les habitants de son canton. La conférence se termina par une demande de logement pour les mineurs et par l'avis de l'arrivée, dans la nuit, d'un bataillon du 5e de ligne.

Cette menace des habitants de la Mure n'était pas d'un bon augure pour la cause royale. Le royaliste qui était venu de Grenoble le matin, comme on l'a vu précédemment, était cependant arrivé longtemps avant les sapeurs, mais ses exhortations, ses démarches avaient été sans succès. Quelques militaires en retraite les avaient paralysées par leurs persiflages.
Les royalistes du pays ne l'avaient pas mieux secondé. Que pouvaient-ils faire? Il ne leur amenait aucun secours et il ne leur fournissait même aucun renseignement, et sur la marche et sur les forces réelles de l'Empereur.


Cependant, soit que l'opposition des habitants eût imposé aux mineurs, soit plutôt que ces derniers cherchassent un prétexte à leur inaction, ils ne se rendirent pas à Ponthaut, distant d'une petite lieue; ils allèrent se reposer dans leurs logements, et les fonctionnaires et les habitants de la Mure, ne considérant peut-être pas comme sérieux l'avis de la marche des troupes, restèrent tranquillement chez eux.


Entre dix heures et demie et onze heures du soir, un officier et quelques fourriers de la garde impériale arrivèrent du côté de Gap et demandèrent à être conduits sur le champ chez le maire. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils y furent accompagnés, peut-être même guidés, par le royaliste dont on vient de parler.


Le maire était profondément endormi; pendant qu'il s'habillait, l'officier fit lecture des deux proclamations de l'Empereur au peuple et à l'armée, datées du golfe Juan et imprimées, la veille, à Gap, par milliers.


Le maire se rendit ensuite à la maison commune avec l'officier et les fourriers de la garde. Qu'on juge de leur étonnement ! D'autres militaires étaient déjà dans la salle et on s'y occupait de billets de logement pour une troupe qui ne venait pas du côté de Gap. En effet, l'adjudant et les fourriers du 5e entraient à la Mure au moment où ceux de la garde se trouvaient chez le maire : ils avaient demandé la maison commune et, ce local étant fermé, on les avait conduits chez un des secrétaires qui, plus alerte que son chef, était arrivé avant lui à la mairie avec ces fourriers ; quelques notables étaient venus l'aider dans son travail. Pendant qu'on le commençait, les sous-officiers du 5e s'étaient placés debout derrière les écrivains ; ceux de la garde prirent la même position de l'autre côté de la table ; il en résulta une scène muette ; tous se regardaient d'un oeil scrutateur, cherchant à deviner les sentiments de leurs adversaires.

 

Cette scène fut interrompue par une observation d'un habitant relative au logement de l'Empereur qui ne pouvait, dans la ville, être établi que chez le citoyen le plus considérable ou chez le maire. Aussitôt l'adjudant déclara que l'Empereur, dans son voyage, n'avait pour but que le bien de la France et ne voulait être à charge ni aux communes, ni aux particuliers ; qu'il avait logé, dès son débarquement, dans des auberges et qu'il suffisait de lui indiquer une des meilleures du pays. On répliqua et il insista sur ce point, ajoutant que la garde avait ordre de payer comptant tout ce qu'elle demanderait, et au prix que fixeraient les habitants.


La remarque que nous ferons à ce sujet pourra paraître minutieuse, mais il n'y a presque rien d'indifférent dans les crises d'un état.


Les princes de la maison de Bourbon avaient récemment parcouru la France en divers sens, et, au mois de mars 1815, le duc et la duchesse d'Angoulême venaient d'en traverser une partie et se trouvaient à Bordeaux.


Comptant comme une des causes de l'indifférence des Français, en 1789, pour leur souverain, l'espèce de retraite orientale dans laquelle celui-ci vivait à Versailles, et qui, pendant soixante ans, n'avait été interrompue que par un court voyage de Louis XVI à Cherbourg, en 1786, on avait espéré réchauffer l'affection des vieillards et gagner celle des jeunes gens en leur montrant les princes que ces derniers connaissaient à peine de nom. La mesure était bonne, mais l'exécution en fut mal ordonnée. L'un des princes et celui-là même dont on avait fait le plus l'éloge dans le principe, le duc de Berry , ne parut dans le nord que pour y rebuter tout le monde et faire des ennemis à sa maison par sa hauteur, sa rudesse, et ses dédains outrageants envers les militaires. Un second éloigna toute confiance par son ignorance et son incapacité ; on fut surpris de ne trouver dans un troisième que quelque grâce extérieure dépourvue de toute instruction. Quoi qu'il en soit, il ne resta de leurs voyages d'autres traces que les dépenses énormes de leurs fêtes triomphales.


L'Empereur voulut-il établir une comparaison qui lui fût favorable, ou sa conduite fut-elle la suite du régime simple et austère qu'il s'était imposé, c'est ce que nous ignorons. Il n'en est pas moins certain que, dans le Dauphiné, des auberges, indemnisées sur le champ, furent ses seuls asiles et que l'on ne manqua pas de rappeler, à cette occasion, la dépense qu'avait entrainée le comte d'Artois
et dont la plus grande partie était encore due à l'époque du retour de l'Empereur.


Cependant les fourriers du 5e, ayant quitté la mairie, étaient entrés dans un café voisin ; ils y furent bientôt rejoints par leurs camarades de la garde qui les questionnèrent sur leurs dispositions. N'êtes-vous pas pour l'Empereur ? « Oui, s'écrièrent-ils, ainsi que toute l'armée; » et l'on se sépara. Mais, dans cet intervalle, il y avait un colloque différent entre les officiers restés un moment en arrière.
« Qui êtes-vous ? demanda celui de la garde.

—Et vous, qui êtes-vous?

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span class="pag00000078st000148">—Je suis adjudant de la garde.

—Et moi officier du 5e.

Que venez-vous faire ici?

Et vous-même?

Je viens préparer les logements de la garde.

—Et moi ceux du 5e. » Après un silence...

« Mon cher camarade, reprit le premier interlocuteur, entendons-nous, expliquons-nous...
Est-ce que par hasard nous irions nous battre les uns contre les autres?

Ma foi, je n'en sais rien, » et la conférence fut rompue. Chaque officier alla reprendre ses fourriers. Les premiers se rendirent à leurs logements; ceux du 5e quittèrent la Mure et rétrogradèrent du côté de Grenoble.

 

Dans cette direction et à deux portées de fusil de la Mure, se trouve une hauteur nommée la Poutine et qui se développe de manière à former une bonne position. Les fourriers du 5e y rencontrèrent, avant minuit, leur bataillon à qui le commandant fit faire halte pour entendre leur rapport. Il mit ensuite son corps en bataille et se porta en reconnaissance jusqu'à la Mure à la tète d'un détachement.

Plusieurs lanciers polonais de la garde y étaient alors arrivés: ils traversèrent la ville, sans s'arrêter, et allèrent se porter au-delà  des dernières maisons du côté de Grenoble. Ils y placèrent des vedettes et établirent un bivouac ils allumèrent deux feux. Le commandant du 5e, qui s'approchait, ne put plus douter de l'arrivée de la garde. Il se replia sur son bataillon pour aviser au parti à prendre. La situation était difficile. Si, comme tout l'annonce, cet officier supérieur avait l'ordre de s'emparer de Ponthaut et d'en faire sauter le pont, il fallait, pour y arriver, engager une action avec la garde et commencer la guerre civile ; et, dans ce cas, le succès devait paraître incertain puisque la force du corps qui occupait la Mure était inconnue.

 

Pendant cette délibération et vers minuit, le gros de la garde, formant environ trois cents hommes, entrait à la Mure avec quelques voitures de bagages, louées en chemin. Les grenadiers, harassés de fatigue, ayant fait ce jour-là quatorze lieues de poste sur une route des plus accidentées, se couchèrent sur la place, la tête sur leurs sacs. Les habitants les saluèrent des cris de vive l'Empereur ! qui retentirent au loin.


Le général Cambronne, après avoir donné l'ordre à quelques vedettes d'éclairer la route de Grenoble, entra dans l'auberge du sieur Seymat, précédemment indiquée pour le logement de l'Empereur, et y demanda à souper pour quelques officiers. Au moment on allait le servir, les vedettes rapportèrent qu'un corps de troupes était en position sur une hauteur voisine de la Mure. Cambronne tacha aussitôt un de ses officiers pour parlementer. Le commandant du 5e refusa d'entrer en conférence. Un second officier, envoyé de même, ne fut pas plus heureux. Cambronne
dit alors à quelques habitants : « Il y aurait assez d'un soldat étourdi pour lâcher un coup de fusil pendant la nuit et tuer ou blesser quelqu'un; c'est ce que je veux par-dessus tout éviter. »

Il sort aussitôt de l'auberge, parcourt la place occupée par la garde, touche légèrement les soldats d'une petite baguette; parle à ceux qui n'étaient pas encore endormis, et dans un instant toute la troupe, malgré la fatigue et le besoin, évacue la Mure et reprend, sans bruit , le chemin de Ponthaut. Cambronne repassa le pont, prit position au milieu d'un champ, près du village des Terrasses, à plus
d'une lieue de la Mure, laissant seulement au pont quelques lanciers en vedettes.

La crainte d'une imprudence de la part de quelques jeunes soldats fut-elle le seul motif de la retraite de Cambronne? Des militaires en doutent et diverses circonstances viennent appuyer leurs conjectures. La réponse de l'adjudant du 5e, le refus du commandant de ce bataillon, annonçaient qu'au moins les officiers de ce corps étaient déterminés à résister, peut-être même à attaquer. Et il résultait des renseignements recueillis à la Mure par Cambronne, qu'un chemin détourné conduisait à Ponthaut en dehors de la grande route.

 

Il était alors possible au corps venu de Grenoble d'envoyer un détachement s'emparer de Ponthaut et prendre aux Terrasses une position difficile à forcer avec des troupes harassées. En restant à la Mure, la plus grande partie de la garde était exposée à être coupée ; une retraite aux Terrasses évitait le danger et n'avait d'autre inconvénient que d'augmenter la fatigue du soldat.

 

Il en était toutefois un autre sur lequel on dut glisser : celui de l'influence que cette retraite pouvait avoir sur l'esprit public. Il est vrai que, s'opérant en silence, au milieu de la nuit, on pouvait espérer qu'aucun avis n'en serait donné.


Il n'en fut pas ainsi. Peu d'instants après cette retraite, un particulier quitta la Mure et se dirigea en toute hâte vers Grenoble, par un chemin qui lui permit d'éviter la grande route, militairement occupée. Il arriva dans cette ville à la fin de la matinée du 7 mars, et annonça la retraite de la garde et même de l'Empereur. Il put croire, au milieu de la confusion et dans l'obscurité, que ce prince était entré à la Mure avec la garde. On a vu l'espèce de révolution que cette nouvelle produisit à Grenoble.


Mais voici encore un de ces événements singuliers qui devaient marquer, dès ses premiers instants, la célèbre journée du 7 mars.

Pendant que Cambronne évacuait la Mure, le commandant du 5e abandonnait la Pontine et se repliait, du côté de Grenoble, sur le village de Laffrey. Cet officier ignorait la force des troupes qui pouvaient lui être opposées. Il avait vu au bivouac des lanciers qu'elles avaient de la cavalerie; il dut croire, aux vivats de la Mure à l'arrivée de la garde, que l'Empereur s'y trouvait de sa personne. Le commandant se résolut donc à la retraite, et, auparavant, il fit charger les armes. Cet ordre fut-il ponctuellement exécuté, il est permis d'en douter.

Le terrain que le bataillon avait occupé parut, au jour, couvert de papiers de cartouches, non de papillotes déchirées pour amorcer, mais du papier dans toute sa longueur. Il semblait que les soldats du 5e voulussent avertir ainsi leurs camarades de la garde des dispositions pacifiques dans lesquelles ils étaient à leur égard.



[i] Nous tenons de l'un des honorables membres du Conseil général de l'Isère, qui en fut le témoin, le fait
suivant qui nous a paru mériter d'être rapporté. Au moment Napoléon Ier quittait Corps, un de ses officiers distribuait des proclamations. Un de ces imprimés tomba sous la voiture de l'Empereur; un très-jeune
homme se précipita pour le ramasser. « Pauvre enfant, dit Napoléon, qui risque de se faire écraser pour un
morceau de papier ! »

Publié dans Histoire du canton

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